De nombreux projets d'organisation de l'Europe naissent tout au
long de son histoire, plus particulièrement à partir du
XVIIIème siècle (Abbé Saint Pierre, Kant,
Bluntschli...) mais le premier projet d'union européenne
d'origine gouvernementale émane d'Aristide Briand dans son
discours du 5 septembre 1929. Ce dernier s'inscrit dans la
lignée de l'action de Richard Coudenhove-Kalergi (Pan-Europe est
publié en 1923) et du protocole de Genève de 1924
(prééminence du droit avec l'arbitrage par une cour de
justice de tout différend entre Etat).
Les raisons de la construction européenne
Au début du XXème siècle, l’Europe incarne la toute puissance et est à son apogée. En 1945, elle vit dans la peur et l’impuissance.
1/ La volonté de pacification du continent par la
coopération
L’Europe est le premier modèle dans l’histoire d’une association d’Etats qui décident de collaborer et d’œuvrer pour un intérêt commun. Cette association librement choisie marque une rupture fondamentale dans l’histoire de l’Europe qui pendant plusieurs siècles a été constamment un champ de bataille entre de grandes puissances rivalisant pour assurer leur hégémonie, que ce soit au nom d’intérêts économiques, d’une idéologie religieuse ou politique. C’est également la première fois dans l’histoire qu’une orientation vers une voie fédérale est envisagée après l’échec des diverses solutions confédérales, depuis l’équilibre européen des XVIIème et XVIIIème siècles, en passant par la Société des nations et l’Organisation des Nations-unies au niveau mondial. Churchill appelle le 19 septembre 1946 à des Etats-Unis d'Europe (mais cela concerne dans sa pensée le continent exclusivement). L'Union européenne des fédéralistes est créée peu après.
Du 7 au 10 mai 1948, quelques 800 personnalités favorables à l’unification européenne se réunissent au congrès de La Haye (le mouvement européen en sera issu). La France défend l’idée d’un pouvoir supranational issu d’une Assemblée élue au suffrage universel. Le Royaume-Uni s’y oppose et ne veut pas aller au-delà d’une simple négociation intergouvernementale au sein d’un Conseil de ministres où l’unanimité serait la règle. Finalement, la structure du Conseil de l’Europe créé le 5 mai 1949 à la suite de ce congrès est de nature intergouvernementale avec un Comité des ministres qui statue à l’unanimité, et une simple assemblée consultative désignée par les Parlements nationaux. Le compromis adopté était donc proche des thèses britanniques.
2/ La reconstruction économique
La fin de la deuxième guerre mondiale laisse une Europe
dévastée et coupée en deux. Pour reconstruire le
continent, le stabiliser et en faire un îlot de paix et de
prospérité, les Etats prennent conscience de la
nécessité d’œuvrer ensemble. Mais toutes les
économies européennes sont exsangues. Pour distribuer l’aide du
plan Marshall (juin 1947), la Grande-Bretagne au bord de la faillite ne
pouvant assumer ce rôle, les Etats-Unis inciteront les
européens à créer le 16 avril 1948 une
organisation intergouvernementale, l’Organisation
européenne de coopération économique (OECE, qui
deviendra plus tard l’OCDE) tout en demandant l'abaissement des
barrières douanières. Les Etats-Unis veulent en effet un libre accès au
marché européen. L'ouverture du marché européen sera donc un objectif
majeur avec la disparition des barrières douanières.
3/ La menace soviétique
La France et la Grande Bretagne signent le traité de Dunkerque le 4 mars 1947, afin de faire face à une éventuelle menace allemande. Mais la menace soviétique va supplanter la crainte de l’Allemagne. L’URSS rejette le plan Marshall et contraint la Pologne et la Tchécoslovaquie à suivre la même voie. Peu après le coup de Prague en février 1948, la France, la Grande-Bretagne, et les pays du Benelux signent à Bruxelles, le 17 mars 1948, un traité de défense collective, l’Union occidentale.
L’URSS établit le blocus de Berlin de juin 1948
à mai 1949. L'American Committee for United Europe (ACUE) est
créé en janvier 1949 : face à la menace
soviétique, les Etats-Unis soutiennent alors dans un premier
temps une politique d'intégration européenne. Dans la
foulée, l’OTAN sera créée en avril
1949, et placée sous commandement américain. L'URSS fait
exploser sa bombe atomique en août 1949. La guerre de
Corée éclate en 1950 dans le climat de guerre
froide.
4/ La question du réarmement de l’Allemagne
Le projet de Communauté européenne de défense (CED) est l’application au domaine militaire des principes de la CECA. Le traité de Paris est signé le 27 mai 1952 et adopté par les gouvernements des six pays de la CECA, dont la RFA. La CED devait être placée sous tutelle de l’OTAN. La CED prévoyait par ailleurs une communauté politique européenne de nature supranationale. Mais la CED est repoussée en 1954 par le Parlement français.
5/ L’intégration de l’Allemagne dans l’UEO
L’Allemagne est intégrée en octobre 1954 dans l’Union occidentale qui devient l’Union de l’Europe Occidentale (UEO), puis au sein de l’OTAN en mai 1955. L’UEO, seule organisation strictement européenne compétente en matière de défense, est mise à l'écart.
6/ La Communauté économique du charbon et de l’acier
Le traité de Paris (1951) organise la mise en commun de
la production et la consommation du charbon et de l’acier entre 6
pays : Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, RFA. Pour la
première fois, des gouvernements délèguent une
partie de leur souveraineté à une autorité
indépendante des États. La Communauté
économique du charbon et de l’acier constitue le premier
marché commun limité à la production du charbon et
de l'acier. Cette institution est la première organisation
européenne à vocation fédérale (le
Royaume-Uni refuse d’y adhérer par opposition à
l’idée de supranationalité). C’est la matrice
de la future Europe. Signé pour 50 ans, le traité CECA a
expiré en 2002.
7/ L’échec de la CED aura pour conséquence le
gel des tentatives d’intégration politique au profit de la
voie économique.
Le traité de Rome entre en vigueur le 1er janvier 1958 et institue la Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). L'objectif principal est l'établissement d'un marché commun avec un tarif douanier envers les Etats tiers, une concurrence libre et non faussée à l'intérieur du marché commun, et la libéralisation financière avec une libre circulation des capitaux. Des objectifs purement marchands, d'où l'absence de démocratie (pudiquement appelée déficit démocratique) au profit de l'influence des marchés financiers et des multinationales.
8/ La « réconciliation » franco-allemande.
Le 22 janvier 1963, Konrad
Adenauer et le général Charles de Gaulle signent le traité de
l’Élysée pour sceller la réconciliation franco-allemande. Ce
traité a provoqué le mécontentement des Etats-Unis. Le 15 juin
1963, le Bundestag ajoute un préambule qui modifie l'esprit du
traité en prévoyant :
Ce préambule modifie l'esprit du traité et est ressenti comme une trahison par Charles de Gaulle qui s’était opposé le 14 janvier 1963 à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE (ainsi qu'à l’offre nucléaire anglo-américaine).
9/ Une période de blocage
En 1965, les institutions de la CECA, CEE, Euratom fusionnent. La construction européenne est marquée par l’alternance de projets de caractère fédéraliste et de projets de coopération intergouvernementale. Le sommet européen de La Haye des 1er et 2 décembre 1969 relance la construction européenne et donne naissance à la coopération politique européenne qui, sur le mode d’un processus intergouvernemental, permet aux Etats membres d’adopter des positions communes en matière de politique étrangère.
Durant les années 70 et après quelques années de fonctionnement des institutions européennes, les premières réflexions sur les réformes institutionnelles à entreprendre prennent naissance. On peut citer par exemple le rapport du Premier ministre belge Léo Tindemans qui constatait l’absence de séparation entre l’exécutif et le législatif.
Le débat politique a toujours opposé les tenants d’une fédération, avec par exemple la Communauté européenne de défense, et ceux d’une confédération, avec le plan Fouchet pour une Europe des Etats.
En 1973, le Royaume-Uni entre dans la CEE.
10/ Sur ce socle vicié, la construction européenne se mène alors dans l'opacité à partir de 1984
Ce n’est qu’au début des années 80 que des projets d’origine gouvernementale comme le plan Genscher-Colombo, ou parlementaire comme le projet Spinelli tenteront de relancer la construction communautaire. Le projet Spinelli, le premier traité constitutionnel dans l'histoire de l'Europe, un projet de traité instituant l'Union européenne, est adopté par le Parlement européen le 14 février 1984. Ce projet introduit en particulier le principe de subsidiarité sous sa forme ascendante. Mais il est écarté par les chefs d'Etats et de gouvernement au profit d’une voie purement économique, l’Acte unique. C'est donc à partir de 1984 que l'Europe se construit dans l'opacité. L'Acte unique est un traité adopté sans débat et en toute opacité (voir le livre d'Aquilino Morelle, L'opium des élites) sous la présidence de Jacques Delors (le livre blanc du commissaire européen très thatchérien Lord Cockfield ), avec l'influence majeure de la Table ronde des industriels européens (ERT). En 1985, la Commission transmet au Conseil un livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur d’ici à 1992. Ces initiatives donneront naissance à l’Acte unique. Signé en février 1986, entré en vigueur le 1er juillet 1987, sur la base exclusive du principe de concurrence, l’Acte unique donne une orientation purement économique et financière avec la libre circulation des capitaux (1990) et la réalisation d’un grand marché intérieur (31 décembre 1992). Il étend les pouvoirs du Parlement en introduisant la procédure de coopération qui lui permet, dans certains domaines, d’amender ou de rejeter la position du Conseil, ce dernier ayant toutefois la possibilité de passer outre l’avis du Parlement par un vote à l’unanimité. Il laisse une moindre place au processus intergouvernemental en introduisant la règle de la majorité qualifiée à la place de l’unanimité. Depuis l’Acte unique, la plupart des décisions nécessaires à la réalisation du marché intérieur sont prises à la majorité qualifiée, l’unanimité étant réservée à des domaines clés tels que la fiscalité, l’adhésion d’un nouvel Etat ou la modification d’un traité. Cette réforme institutionnelle est en partie une conséquence de l’élargissement de la Communauté à la Grèce (1981), puis à l’Espagne et au Portugal (1986).
Sur l’initiative franco-allemande, le traité de Maastricht se négocie et s’élabore entre le Conseil européen de Strasbourg (8 et 9 décembre 1989) et celui de Maastricht (9 et 10 décembre 1991). Il faut rappeler que le peuple danois s’est prononcé contre le Traité de Maastricht le 2 juin 1992, mais fut invité à revoter pour, le 18 mai 1993, après avoir obtenu plusieurs dérogations afin de ne pas participer à l'euro, à l'Europe de la défense et à une bonne partie de la politique de justice, d'asile et d'immigration.
La juxtaposition des deux logiques supranationale et intergouvernementale se retrouve dans le traité de Maastricht. Entré en vigueur le premier novembre 1993, il apporte une réforme limitée aux institutions européennes. Il élargit les compétences de la Communauté et ouvre de nouveaux domaines de coopération. Le cœur du traité concerne l’Union économique et monétaire avec la mise en place de la Banque centrale européenne. Le traité de Maastricht donne naissance à une Union européenne qui rassemble trois piliers : les trois Communautés forment le premier, les deux autres, d’essence intergouvernementale, comprennent d’une part la coopération en matière de politique étrangère et de défense, et d’autre part la coopération policière et judiciaire.
La Communauté européenne perd son qualificatif
d’économique en raison de l’extension de ses
compétences au niveau social et écologique. S’y
rattachent la CECA et l’Euratom, l’Union économique
et monétaire et un volet social. L’essence de ce premier
pilier est de nature communautaire mais avec une juxtaposition interne
entre les deux logiques supranationale et intergouvernementale car le
dialogue entre la Commission et le Conseil n’est pas
modifié. La Cour de justice n’intervient que dans le cadre
du premier pilier du traité de Maastricht. Enfin, contrairement au
Traité Spinelli, le traité de Maastricht introduit le principe de
subsidiarité sous sa forme descendante.
Les deux autres piliers, la politique étrangère
et de sécurité commune (la PESC prend le relais de la
Coopération politique européenne née en 1970 et
institutionnalisée par l’Acte unique) ainsi que la
coopération en matière judiciaire et policière, sont toutes deux régies par une procédure
intergouvernementale. Le Conseil s’en tient aux orientations
générales du Conseil européen et la Commission est
seulement associée aux travaux. Le Parlement européen
n’a aucun pouvoir, il est simplement informé et peut poser
des questions ou formuler des recommandations à
l’intention du Conseil. En réalité, l'Union eurtpéenne n'a pas de politique étrangère, et elle est sous la dépendance de l'OTAN.
L’Autriche, la Suède et la Finlande adhèrent à la Communauté le premier janvier 1995. Pour faire face à la perspective du grand élargissement à l'Europe centrale, cette partie de l’Europe naguère sous le joug du communisme, on tente de réformer les institutions européennes. Mais la conférence intergouvernementale prévue à cet effet échoue et le traité d'Amsterdam du 19 juin 1997 n'apporte que peu de modifications au fonctionnement des institutions. Le conseil européen d'Helsinki de décembre 1999 a clairement annoncé la perspective proche d'une Europe à 30 ou 35 Etats membres.
Comme pour Maastricht, le traité ne fut pas d’emblée ratifié par les quinze en raison du refus du peuple irlandais consulté par référendum. L’Irlande fut invitée à se prononcer à nouveau sur le traité de Nice et le oui l’emporta au second referendum du 19 octobre 2002. Le traité de Nice est donc entré en vigueur le premier février 2003, les changements institutionnels prévus par le traité de Nice prenant concrètement effet en novembre 2004.
Comme pour Amsterdam, le traité de Nice de décembre 2000 débouche sur un échec car il tente d’apporter des réformes techniques sans remédier au déficit démocratique. Ainsi, la structure en trois piliers reste inchangée. Une Charte des droits fondamentaux est proclamée, visant à renforcer la protection des droits fondamentaux, mais son intérêt reste limité en raison de l’existence de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Au Conseil, la majorité qualifiée est relevée à près de 72 %. Une mesure adoptée doit être approuvée par une majorité d’États avec au moins 62 % de la population de l’Union. Le traité de Nice apporte une extension du vote à la majorité qualifiée. La taille du Parlement européen a été augmentée (732 députés) et la représentation allemande accentuée (27 députés en plus), malgré le précédent du Conseil européen d'Edimbourg qui avait déjà accordé 12 députés allemands supplémentaires pour tenir compte de la réunification. Le Parlement européen voit une extension de ses pouvoirs (système de co-décision).
L'Europe connaît une crise économique depuis la
première moitié des années 1980. Pour tenter de
relancer une croissance atone, le projet de directive Bolkestein a
été élaborée après le Conseil
européen de Lisbonne en 2000 avec l'accord des chefs
d'États et de gouvernements (Jospin et Chirac pour la France),
le Parlement européen l'a adoptée en 2003, la Commission
européenne en 2004 (proposition de directive du
Parlement Européen et du Conseil relative aux services dans le
marché intérieur, présentée par la
Commission le 13/01/2004) ainsi que les tous les chefs d'Etats et de
gouvernements. Il faut rappeler que ce projet de directive s'inscrit
dans la lignée du PET créé en 1998 et du mandat du Conseil pour relancer l'AGCS en 1999, avec un but commun : une libéralisation complète du marché.
Une nouvelle échéance est apparue en 2004 avec l’élargissement à dix nouveaux membres. Les travaux de la Convention adoptés lors du sommet européen du 20 juin 2003 ont fait l’objet d'âpres négociations entre les gouvernements réunis en CIG, d’octobre 2003 à mai 2004. A l’ouverture de la CIG en octobre 2003, dix-sept pays sur vingt-cinq ont manifesté leurs désaccords sur le texte de la Convention. Les problèmes institutionnels posés depuis 1996 ne sont toujours pas résolus après l’échec du Conseil européen de décembre 2003 sur la Convention européenne, échec largement prévisible du fait de l’absence d’une réflexion préalable sur la finalité de la construction européenne. Bien au contraire, à Nice comme en décembre 2003 pour la Convention, les intérêts et les égoïsmes nationaux ont occupé le devant de la scène. Finalement, le 18 juin 2004, la Constitution a été adoptée par les 25.
Le
traité établissant une Constitution pour l'Europe a
été signée à Rome le 29 octobre 2004 par
les 25 dirigeants de l'UE dans un contexte de crise ouverte par le
retrait de la composition de la nouvelle Commission Barroso,
menacée de censure par le Parlement européen. Malgré le refus par la France et les Pays Bas en 2005, un
traité similaire, le traité de Lisbonne, est entré
en vigueur le 1er décembre 2009. Elaboré dans le droit
fil de la pensée unique sociale-libérale, ce
traité ne tient pas compte de la volonté des peuples,
ni de l'identité européenne,
et entretient l'impasse dans laquelle l'Europe est enlisée.
Les trois grandes phases de la construction européenne
Si l'on replace l'histoire de la construction européenne dans son climat politique et idéologique, on peut en dégager trois grandes phases :
1. La première, des origines au début des années 1980, dans le cadre du conflit gauche / droite
2. La seconde, depuis le rejet du projet Spinelli en 1984 à la naissance de l’euro, dans le cadre du social-libéralisme
3. La troisième débute avec le grand élargissement à
l'Europe de l'est en 2004 et le renforcement d'un pôle atlantiste au sein de l'Union européenne
La première période est marquée sur le plan
politique par une opposition entre la droite et la gauche,
l’affrontement entre différentes modalités de la
construction européenne, et l’élaboration
définitive du triangle institutionnel avec la première
élection du Parlement européen au suffrage universel en
1979.
De 1958 à 1966, la Commission a tenté d’étendre son
pouvoir afin de renforcer les institutions supranationales et ceci
sera l’un des contentieux à l’origine de la crise de juin 1965
(crise de la « chaise vide ») lorsque la France refusa de
siéger à Bruxelles. Avec le compromis de Luxembourg qui garantit la
règle de l’unanimité, les rapports de force entre les deux
options ont tourné à l’avantage du clan intergouvernemental.
Celui-ci pouvait être d’autant plus dominant que le clan
supranational était lui-même divisé par un clivage interne avec
l’opposition entre la droite et la gauche. Les Etats avaient le
dernier mot et l’Europe se construisait sur le principe de la
préférence communautaire. La Commission a donc adopté un profil
bas de 1966 jusqu’en 1985.
L’arrivée de Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne en 1985 a coïncidé avec la détente progressive entre l’Est et l’Ouest, et la disparition du classique clivage gauche-droite, les deux camps menant dans presque toute l’Europe une même politique néo-libérale depuis le début ou le milieu des années 80. Le clan supranational et libre-échangiste se retrouvait donc renforcé. La Commission affiche depuis une doctrine libre-échangiste. Avec l’Acte unique, la règle de l’unanimité disparaît au profit de la majorité qualifiée.
Le milieu des années 1980 est donc marqué par la fin
de l’opposition gauche - droite et l’entrée
dans l’ère du social-libéralisme. Nous entrons dans
la seconde période avec les grands chantiers économiques
que les convergences entre la droite et la gauche permettent de
réaliser. En 1986, les négociations du GATT
s’élargissent à de nouveaux secteurs dont les
services et l’investissement. L’Acte unique et le
traité de Maastricht vont sacraliser le principe de concurrence. En juin 1985, le
livre blanc sur l’achèvement du marché
intérieur fixe l'objectif de réaliser un marché
unique d'ici fin 1992. L’Acte unique entre en vigueur le premier
juillet 1987, le traité de Maastricht le premier novembre
1993, peu de temps après la réalisation du
marché unique au premier janvier 1993. Maastricht
s’inscrit dans le cadre du nouvel ordre mondial : Nord contre
Sud, social - libéralisme contre national communisme ou repli
nationaliste, « civilisés » contre
« barbares ». La guerre dans les Balkans
débutera durant les négociations de Maastricht. Le
traité de Maastricht prévoie création de la Banque
centrale européenne, et celle-ci sera effective au premier
janvier 1999, date de la naissance de l'euro.
L'élargissement à l’Europe de l’est,
à l’ex-Europe communiste, constitue un bouleversement
majeur puisque jusqu’alors, l’Europe s’était
construite sous la menace du communisme. En 2004, 10 pays sont
entrés dans l'UE : l'Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la
Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie,
la Slovénie, Malte, et Chypre. La Roumanie et la Bulgarie
sont entrées en 2007, et la Croatie en 2013. Quant au
Royaume-Uni, il se retire en 2020. Les élargissements
successifs ont été menés sans approfondissement
préalable des institutions européennes. Le rapport
de la commission politique du Parlement européen sur
l'élargissement de la Communauté Européenne (26
mars 1991) recommandait pourtant de renforcer les institutions et de
mener un élargissement limité afin de ne pas nuire
à la cohésion de la Communauté. Avec
l'intégration de territoires où domine la famille
communautaire exogame, on a voulu convertir ces nouveaux territoires au
néo-libéralisme, au lieu de s'engager dans une remise en question
de ce néo-libéralisme, d'accompagner la troisième mutation,
de prendre en compte l'identité européenne
avec ses 4 composantes (les 4 types familiaux exogames), et d'opérer une
réconciliation entre l'Europe et la Russie (entre 1991 et 1999).
Avec les ressentiments de la Pologne et des Pays Baltes contre l'Union
soviétique, les élargissements successifs ont conduit à une perte de sens. Au lieu de construire un modèle spécifique en accord
avec l'identité européenne, on a voulu modeler l'Europe sur un modèle
anglo-saxon (en lien avec la famille nucléaire absolue) tout en tentant
de convertir la Russie à ce même modèle, et à la combattre du fait du
refus de la Russie à renier son propre logiciel, celui de la famille
communautaire exogame (et son orientation politique naturelle vers un régime
autoritaire).
On peut présenter le processus de la déconstruction européenne depuis 1973 :
- abandon de la maîtrise de la monnaie par l'Etat français en 1973 (Pierre-Yves Rougeyron, Enquête sur la loi du 3 janvier 1973),
- orientation vers un libre-échangisme dogmatique depuis 1974 sous l'influence du Tokyo Round et de l'Uruguay Round faisant disparaître la notion de préférence communautaire,
- alliance de la Commission européenne avec les multinationales depuis 1982,
- atteintes successives à la démocratie avec le refus de prendre en
compte le projet
Spinelli (1984), un referendum biaisé en 1992 (pour ou contre
Maastricht, un traité élaboré par l'oligarchie financière, occultant
les alternatives évoquées dans le rapport Herman), la non prise en compte du
résultat du référendum de 2005 sur le TCE
- engagement dans le néolibéralisme,
la déréglementation financière et la
libération des mouvements de capitaux avec l'Acte
Unique (1986), l'Europe devenant progressivement une zone
économique totalement ouverte sur l'extérieur avec la disparition des
barrières douanières (c'était l'objectif de l'Association européenne de
libre-échange créée à l'initiative du Royaume-Uni)
- les traités depuis Maastricht amplifient la doctrine néolibérale et accentue le travail de sape contre les nations, tandis que le pacte de stabilité et de croissance (1997) initie la destruction des services publics, dont le processus de destruction de l'hôpital et de la médecine qui atteint son point culminant avec la crise de la Covid 19,
- volonté américaine de couper l'Europe de la Russie (doctrine Wolfowitz de 1992, Le Grand Echiquier de Brzezinski en 1997) alors qu'entre 1991 et 1999,
la Russie (qui n'est plus l'Union soviétique) demande à intégrer les structures occidentales (ce qui aurait
permis une réconciliation entre l'Europe et la Russie, après celle
entre la France et l'Allemagne), violation du droit international avec
l'intervention de l'OTAN en
Serbie en 1999 (au mépris de la position Russe) puis en Irak en 2003,
marquant ainsi la défaite de la position défendue par Chirac, Schröder
et Poutine. Pour les Etats-Unis, le camp de la paix de 2003 ne doit surtout pas se reproduire.
- le pôle atlantiste en Europe, qui s'est développé depuis l'entrée du Royaume-Uni dans l'Union européenne en 1973, se renforce en 2004 avec l'intégration de la Pologne et des Pays Baltes, puis en 2007 avec l'installation d'un système américain de défense anti-missile en Pologne et en Tchéquie.
- en 2012, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance introduit la possibilité de sanctions contre les Etats, voire même de délation d'un Etat envers un autre en cas de non respect des règles budgétaires. On est loin de l'esprit de coopération du Traité Spinelli. La notion de démocratie est remplacée par la notion de gouvernance : il s'agit d'adapter les institutions à l'esprit néo-libéral des traités.
En occultant le débat sur la finalité de l'Europe, en occultant l'identité européenne, en ignorant la troisième mutation, en soutenant une globalisation économique à l'anglo-saxonne, l'Europe avance vers sa désintégration et s'isole en participant à l'échelle mondiale à la création d'un nouveau clivage : Etats-Unis, Europe, Royaume-Uni et Australie (avec le versant militaire de l'OTAN et de l'Aukus) d'un côté, contre les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), l'Organisation de coopération de Shanghai et l'Union économique eurasienne.
Construire l’Europe en accord avec sa finalité
On a construit une Europe économique centrée sur l'union économique et monétaire (avec la banque centrale et l'euro) pour éventuellement envisager secondairement une intégration politique sans initier un débat sur la finalité de la construction européenne. D'où le décalage entre une certaine réussite économique initialement et l'échec politique qui a permis l'éclosion et l'enracinement d'une guerre sur le sol européen, en ex Yougoslavie, entre 1991 et 1999. La sécurité de l'Europe constituait un objectif en réalité purement théorique pour les pères fondateurs de l'Europe. De ce point de vue, la construction européenne a échoué. Elle a d'autant plus échoué qu'en ce qui concerne le conflit du Kosovo, une guerre prévisible, prévue près de dix ans à l'avance, s'est déclarée, et l'Europe s'est montrée ensuite impuissante pour y faire face. La problématique est similaire avec l'Ukraine (voir Zbigniew Brzezinski). Ainsi abordé avec recul, l’échec des réformes institutionnelles tient fondamentalement à la séparation artificielle entre l'aspect technique de la réforme et le projet fondateur sous-jacent qui est délibérément ignoré. Si l'on considère donc cet échec, il est évident que l'on ne peut démarrer ce chantier de la réforme institutionnelle sans aborder préalablement le sens et la finalité de la construction européenne. En confinant la construction européenne à des objectifs économiques détachés de toute vision globale, on a réservé le débat européen à une élite politique (à la ploutocratie, voire à un système pathocratique). Le succès de l'Europe dépend essentiellement du soutien des peuples qui la constitue. Et pour obtenir ce soutien, on ne peut se contenter de la création d'une monnaie unique.
A l'aube du XXIème siècle, l'Europe sort des
balbutiements de son enfance. Le temps est venu de revenir sur ce qui
constitue le projet fondateur de l'Europe et sa finalité, pour ensuite
définir les réformes institutionnelles qui s'imposent
afin de mener à bien la construction européenne en
référence à ce projet fondateur.
Afin d'élaborer un véritable projet fondateur, il nous faut tout d'abord comprendre ce que signifie symboliquement l'élargissement de l'Europe à sa partie centro-orientale. Il faut également replacer ce chantier dans le cadre de la période de mutation que nous connaissons depuis le début du XXème siècle.
L'Europe a connu jusqu'à présent trois grandes mutations dans son histoire. La première mutation correspond à la période Axiale, entre -600 et -300 (L. Mumford et K. Jaspers) marquée par ses innovations socio-politiques, son développement artistique et philosophique. La seconde mutation a débuté autour du Schisme d'Occident pour connaître son apogée avec le scientisme. Nous vivons l'apparition d'une troisième mutation depuis que le scientisme est fortement remis en question par la physique quantique. Ces trois mutations s'inscrivent dans le cadre d'un processus que l'on peut appeler, en référence à la psychanalyse jungienne et au processus d'individuation, un processus d'individuation européen. Ce dernier constitue le schéma d'organisation, le fondement de l'Europe. La construction européenne ne peut être viable que si elle parachève le processus d'individuation européen. Mais au lieu de s'engager dans cette voie, l'Europe reste prisonnière de l'idéologie de la seconde mutation, dans l'affrontement entre les opposés, l'hyperlibéralisme contre la Russie (alors que la Russie n'est plus l'Union soviétique et ne prône plus la révolution communiste), le modèle occidental contre les BRICS.