La période -600 à -300 a été
dénommée par L. Mumford et K. Jaspers
" Période Axiale ". Cette période est tellement
riche par ses innovations socio-politiques, son développement
artistique et philosophique, ses inventions scientifiques, que les
siècles ultérieurs en dépendront
étroitement. C’est plus particulièrement à
partir de -550 que cette mutation prend toute son ampleur. Savants,
philosophes, sages foisonnent aux quatre coins du monde :
Pythagore, Archimède, Aristarque, Platon, Aristote, Socrate en
Grèce, Gautama le Bouddha et Mahavira en Inde, Lao-Tseu en
Chine, Zoroastre en Iran. En Grèce, Solon, Clisthène,
Ephialtès et Périclès effectuent des
réformes capitales dans le domaine socio-politique. Dans le
domaine économique, si l’apparition de la monnaie en
Grèce date du VIIème siècle avant J.C., le monnayage ne se
développe réellement dans les cités grecques
qu’un siècle plus tard (vers -550).
La Grèce recueille
l’héritage des grands empires despotiques. Mais
contrairement aux civilisations orientales qui évoluent dans la
continuité, dans un temps cyclique, sans connaître de
mutation, les civilisations occidentales se développent puis
déclinent, tout en transmettant leurs acquis à une
civilisation plus jeune et plus dynamique. Cette première
mutation dans l’histoire de l’Europe s’amorce
à Athènes, géographiquement située entre
Sparte, d’origine indo-européenne, où
prévaut le culte des dieux du ciel, et l’Ionie fortement
influencée par le Proche-Orient, où domine le culte des
Grandes Déesses Mères.
La Grèce initie la recherche de la
liberté et de la démocratie, et effectue la
séparation du politique et du religieux, le passage du Mythe
à l’Histoire, du temps cyclique au temps linéaire.
Elle a favorisé l’engagement de l’individu dans le
monde, et le développement de la rationalité et de la
science. On passe de la concentration du pouvoir dans les mains de
l’oligarchie à sa répartition à
l’ensemble des citoyens, du despotisme à la
démocratie directe. La conscience de l’unité
hellénique apparaît vers la fin du VIIème
siècle lorsque le
terme d’hellènes regroupe tous les grecs. En rupture avec
le despotisme des grands empires centralisés du Proche-Orient
où les notions d’individu et de liberté sont peu
développées, la Grèce inaugure la recherche de la
connaissance et de la liberté au niveau politique et
démocratique, comme elle manifeste sa foi en l’individu et
la recherche d’un idéal par le développement de la
philosophie. Le discours politique, juridique et religieux
s’ouvre au monde extérieur. La parole sacrée et
secrète de la royauté fait place au débat
politique de la démocratie directe, la loi des dieux aux lois
écrites à l’intention de tous.
Le secret des traditions familiales
s’ouvre à un cercle de plus en plus large. La justice
passe de l’échelle du groupe familial (le génos)
à l’échelle de la cité. Il y a
rationalisation et désacralisation de la vie politique. Jusque
dans l’activité religieuse, l’individu
apparaît, non plus comme un renonçant, mais comme sujet
invité à s’impliquer dans le monde social et
politique. Cette recherche d’un degré supérieur de
rationalité est caractéristique de la civilisation
européenne.
Après le culte des ancêtres, le
cadre de la religion s’élargit progressivement pour
s’ouvrir à l’autre. Les cultes à
mystères se répandent dans toute la Grèce et ont
une portée universelle : ils apportent une morale,
dispensent à tous la charité sans distinction de classe,
promettent un salut pour l’individu et diffusent la notion de
l’immortalité de l’âme à travers un
dieu qui meurt et renaît. Ces cultes à mystères
feront la transition entre le culte des ancêtres et le
Christianisme, donnant l’exemple d’une charité
fraternelle dépassant les frontières.
Cependant, la recherche de la liberté
n’excluait pas la condition d’esclave ou
d’étranger à qui l’on refusait
d’attribuer le droit de cité. Les femmes et une grande
partie de la population n'avaient pas accès à la
citoyenneté.
On
pourrait résumer l’apport de la Grèce
comme l’initiation d’un processus d’exogamie. Ce
processus d’exogamie, d’ouverture à l’autre et
de quête de l’individualité, sera
véritablement pris en relais et affirmé par
l’empire romain, trouvera réellement sa dynamique lors de
la deuxième grande mutation (lors de la transition entre le
Moyen Age et la Renaissance) et sa plénitude à la fin du
XIXème siècle avec l’apogée du scientisme.
La Grèce initie un processus qui est
transmis à Rome. Après le déclin de l’empire
hellénique, l’empire romain, centré sur la
Méditerranée, poursuit son expansion. Après les
guerres puniques, et pour assurer sa sécurité, Rome
mène une politique impérialiste de type colonial avec
exploitation et pillage des richesses.
L'Empire est constitué aux IIème
et Ier
siècle av JC. Il développe la loi et le droit
écrit, l'organisation politique, étatique et
administrative, les voies de communication, les centres urbains et les
échanges économiques. Le droit de cité romain
s’ouvre largement. Rome amplifie ainsi le processus
d’exogamie.
Rome devient le centre économique de la
Méditerranée, mais valorise davantage la finance et la
spéculation que la production. Les capitaux sont en partie
engloutis dans la préparation des guerres, dans
l’entretien de l’administration et de l’armée,
et dans le luxe des bâtiments. Le poids grandissant de la
bureaucratie et de l’impôt conduiront ultérieurement
à une crise sociale et économique. Le rôle des
Assemblées populaires s’estompe progressivement. En - 27,
la République laisse place à la monarchie, et
dérive vers l’anarchie ou l’absolutisme (le culte
impérial).
En 286, Dioclétien divise l’empire.
La capitale est transférée à Constantinople en
330. En 313, Constantin accorde la liberté de culte. De la Syrie
et de la Palestine, le Christianisme se répand dans
l’empire romain. En 391, après avoir été
soumis aux persécutions, il devient la religion officielle.
L’empire romain d’Orient se détache en 395 de
l’empire romain d’Occident : la ligne de partage se
situe entre l’actuelle Serbie et le Monténégro
d’une part, l’actuelle Croatie et la Slovénie
d’autre part. Ultérieurement, cette division entre
l’est et l’ouest de l’Europe sera encore
accentuée par le Schisme d’Orient.
L’empire romain d’Occident aura
permis la transmission du Christianisme, contribué à
fixer les hommes, à garantir la protection des libertés
individuelles et la stabilité de la vie sociale par
l’élaboration de la loi et du droit écrit, et par
une politique souple d’intégration lors des grandes
invasions. Rome assimilera la culture grecque et la transmettra au
monde qu’il entreprenait de conquérir.
L'Empire romain devient donc un empire
chrétien. Le Christianisme amplifie l'idée d'histoire et
insiste sur la liberté individuelle. L'homme n'est pas un jouet
du destin, il a son libre arbitre et peut participer à
l'œuvre de la création. La nature est
désacralisée, débarrassée des esprits et
des dieux. L'Eglise calque son organisation sur la structure
administrative de l'empire romain. Elle assure la cohésion
sociale à la chute de l'empire romain par le monachisme et la
conversion des barbares. Elle lutte contre le paganisme. L’Eglise
a le monopole de la culture écrite.
Après le sac de Rome par Alaric en 410,
bientôt suivi par la chute de l’empire romain
d’Occident, c’est l’Eglise qui, grâce à
sa puissance institutionnelle, prendra le relais et guidera la
Chrétienté et l’Europe divisée en
unités politiques rivales. Détenant le monopole de la
culture, l’Eglise sera la matrice des nouvelles civilisations. Sa
langue, le latin, en est le seul facteur de cohésion. Le
Christianisme s’étend sur tout le territoire
européen, de la fin du VIème
à la fin du XIVème
siècle.
Le Christianisme va prendre le relais du
rôle joué par la philosophie dans l’aventure
démocratique esquissée par la Grèce. Il
s’intègre dans le monde. Dans sa quête de Dieu et de
sa propre intériorité, l’individu reste constamment
impliqué dans la réalité du monde. Il
s’instaure ainsi une continuité entre le monde grec qui
tend à promouvoir l’individu dans le monde, et le
Christianisme qui accentue encore cette intégration de
l’individu dans la vie sociale et politique. A partir de la fin
du VIIIème siècle,
l’Eglise va insister sur la prohibition de l’endogamie
parentale (l’interdit de mariage entre consanguins) qui sera
réellement respectée à la fin du XIIème
ou au début du XIIIème
siècle. Elle prône un mariage exogame et monogame,
librement décidé par les époux. Le Christianisme
sépare d’emblée les pouvoirs temporel et spirituel.
Mais à la chute de l’empire romain d’Occident,
l’Eglise prend le relais et ses dignitaires succomberont à
la tentation d’exercer leur hégémonie sur une
mosaïque de royaumes peu structurés. Le
« religieux » envahit alors tout l’espace
politique et social. Les pouvoirs temporel et spirituel seront de
nouveau confondus, et ils ne se sépareront à nouveau
qu’à la fin du XIème
ou au début du XIIème
siècle. L’Eglise amplifie un peu plus le processus d’exogamie.
Avec la désintégration des
frontières et les grandes invasions, les civilisations romane et
germanique se mélangent et s’enrichissent mutuellement,
avec un point culminant à la fin du VIIIème
siècle. Les
peuples germaniques reprennent à leur compte les traditions
administratives de Rome et se convertissent au Christianisme.
De l’an 500 à l’an Mil,
l’Europe subit de vastes migrations de populations qui vont
progressivement conduire à une séparation entre une
Europe occidentale de culture latine de plus en plus modelée par
l’influence germanique et la christianisation des campagnes, et
une Europe orientale de culture grecque modelée par
l’influence slave.
Au début du VIème
siècle, l’Occident est divisé en plusieurs
royaumes. Les monarchies d’Europe se construisent lentement du
fait des grandes invasions, qui seront suivies plus tard par celles des
Vikings et des Magyars. A la fin du VIème
siècle,
l’Occident n’est plus centré sur le monde
méditerranéen, il se coupe de l’Orient et
s’ouvre vers le nord. L’Islam accentuera ce processus.
L’expansion de l’Islam en Occident depuis la mort du
Prophète en 632 est stoppée en 732 à Poitiers.
L’Europe se découvre à travers
« l’autre », à travers les Arabes.
Le terme « Européens » apparaît
alors. Les Arabes sont refoulés et se maintiendront dans
l’émirat de Cordoue jusqu’en 1492. Ils reprennent
à Byzance l’Egypte et la Syrie, la frontière
passant par l’Arménie et le Kurdistan, et atteignent les
portes de la Chine. Ils se substituent alors aux Byzantins et aux
Perses dans le contrôle du commerce vers l’Orient.
Du VIème au VIIIème siècle, le pouvoir centralisé se désintègre et se morcelle, même si les Carolingiens tentent ultérieurement de regrouper une grande partie de l’Occident. Sous leur règne, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel sont encore confondus.
Au IXème
- Xème
siècle, l’échec des Carolingiens et
l’affaiblissement de l’autorité monarchique donnent
naissance aux structures féodales et au morcellement de
l’Europe. Le régime féodal surgit des structures
germanique et romaine, et l’Eglise sacralise le serment. Cette
structure féodale caractérise l’Europe occidentale.
On ne retrouve nulle part ailleurs une telle structure sociale, sauf au
Japon, dont le type familial est identique à celui des peuples
germains. Vers la fin du XIème
siècle, le pouvoir spirituel et temporel se séparent de façon plus nette.
La fin du XIème
siècle
voit une montée en puissance de l'Eglise qui lance les
croisades, lutte contre les hérésies et s’oppose
à l’empereur Henri IV lors de la querelle des
Investitures. La lutte de pouvoir entre le pape et l'empereur durera en
fait de 1075 à 1250. Elle aboutira à une claire
séparation des pouvoirs. Parallèlement à la
querelle des investitures, l'Eglise engage sa lutte contre ceux qu'elle
considère comme hérétiques. L’Inquisition
est créée en 1184 en réaction aux premières
dissidences religieuses. Les juifs feront ensuite l’objet de
mesures d’exclusion.
En 1054, le Schisme d’Orient sépare
l’Eglise Catholique Romaine de l’Eglise Byzantine. Il
réactualise la différenciation entre un ordre social de
type patriarcal et un ordre social de type matriarcal. De 1095 à
1291, les croisades furent menées pour lutter contre
l’expansion de l’Islam. Elles ont pour but de
libérer les chrétiens de Jérusalem et
d’unifier la chrétienté contre l’Islam. Si
elles sont un échec sur le plan de la conquête, elles
relancent les activités commerciales, favorisent
l’émancipation des communes et le développement des
villes et d'une bourgeoisie urbaine en obligeant les seigneurs à
vendre leurs fiefs pour se procurer les ressources nécessaires
à ces expéditions, affaiblissant les seigneuries
féodales et modifiant à terme toute la structure sociale.
Le contact avec d’autres civilisations amoindrit
l’influence exclusive des croyances dogmatiques et favorise la
libération de l’esprit. Par ailleurs, les croisades
accentuent l’antagonisme entre Latins et Grecs.
La disparition des structures étatiques
centralisées transfère l’exercice du pouvoir sur
des territoires réduits. Au contraire, au fil des
siècles, l’empire romain d’Orient deviendra un
empire centralisé qui ne favorise pas les activités
commerciales. Les fonctionnaires, les militaires et les hommes
d’Eglise disposent d’un rôle social
prééminent. Investi d’une mission divine,
l’empereur exerce une fonction à la fois politique et
religieuse. L’empire romain d’Orient se rapproche ainsi des
monarchies orientales de droit divin, sans toutefois atteindre le
même degré de bureaucratie et de despotisme. La
propriété privée y trouve un certain
développement tout en restant inorganisée. L’empire
latin de Constantinople (1204-1261) fondé à l’issue
de la quatrième croisade contribua à
l’affaiblissement des structures bureaucratiques de
l’empire qui survivra jusqu’en 1453. Byzance se
développe en vase clos, l’art et le luxe en marquent
l’épanouissement. Mais Byzance n’atteint pas le
niveau de productivité de l’économie
gréco-romaine de l’Antiquité.
A partir de l’an mil, à
l’abri des invasions, l’Occident connaît une
croissance démographique et un essor commercial. C’est
vers le XIème
ou XIIème
siècle
que l’équilibre se rétablit entre l’Occident
et l’empire byzantin, mais ce dernier est en pleine
décadence économique tandis que l’Occident amorce
son redressement. Les monarchies féodales de
l’Europe Chrétienne se consolident aux XIIème
et XIIIème
siècles grâce à un puissant renouvellement de la foi avec la réforme grégorienne.
Après la Période Axiale, nous voici plongés dans
la seconde mutation
contemporaine du Schisme d’Occident. Préparée par
la querelle des Investitures, cette mutation correspond à la
séparation progressive du spirituel et du temporel tandis
qu’émergent la science et la rationalité. La
Renaissance s’épanouit.