L’IDENTITÉ
EUROPÉENNE
L’Union
européenne doit contribuer « à
l’épanouissement des cultures des Etats
membres dans le respect de leur diversité nationale et
régionale, tout en
mettant en évidence l’héritage culturel
commun » (article 128 du
traité de Maastricht). Quel est donc cet héritage ?
On peut tout d’abord
revenir aux principales valeurs caractéristiques de la
civilisation
européenne :
· le
souci du respect des droits de l’Homme, ce qui la distingue des
civilisations
basées sur un mode d’organisation communautaire comme la
Chine.
· le
refus de la fatalité, l’implication de l’individu
dans le monde, dans la quête
d’un idéal et la recherche du progrès avec la
volonté de transmettre un
héritage à d’autres civilisations. Ce qui la
distingue des civilisations telles
que celle de l’Inde où la quête mystique
prévaut sur les activités profanes.
· un
attachement aux libertés individuelles comme au respect de la
nécessaire part
de contrainte liée à l’organisation de toute
société (l’individualisme se
combinant avec le respect du prochain et la solidarité).
· la coexistence des contraires, des antagonismes et des complémentarités, une confrontation des idées dégagée de tout dogmatisme. Le psychologue et le philosophe allemand Karl Jaspers affirmait dès 1946 que « pour toute prise de position, l’Europe a elle-même développé la position inverse ». L’Europe est structurée sur la dialectique, et constituée d'un ensemble d'axes de polarités comme par exemple l'axe autorité / liberté ou encore l'axe égalité / inégalité. Edgar Morin reprend les mêmes idées en définissant l’Europe comme un complexe dont le propre est d’assembler sans les confondre les plus grandes diversités et d’associer les contraires de façon non séparable. Toute idée née en Europe possède son contraire, et en est inséparable. L'unité de culture européenne est dans la vitalité de ses antagonismes.
Procédant de
la même
dialectique, l’héritage économique de
l’Europe est imprégné de la coexistence
et de la confrontation entre politiques
libérales et dirigistes,
entre
interventionnisme étatique et valorisation de la
créativité, entre phases de
libre-échangisme et phases de protectionnisme. Si l’on se
rapporte aux travaux
d’Emmanuel Todd, cette coexistence des contraires découle
d’une répartition
stable, entre 1500 et 1900, et spécifique à
l’Europe, des quatre types
familiaux exogames : communautaire
exogame, souche,
nucléaire
égalitaire et nucléaire
absolue.
Quelques
définitions
Exogamie :
recherche du conjoint à l’extérieur du clan
(processus
d’ouverture)
Endogamie : recherche
du conjoint à l’intérieur du clan (processus de
repli sur soi)
Communautaire
: cohabitation de plusieurs générations
Nucléaire : foyer autonome
Égalitaire
ou
inégalitaire : selon le partage des biens parentaux lors de
l’héritage
La tendance exogamique résulte principalement de la politique de l’Eglise. En effet, à partir de la fin du VIIIème siècle, l’Eglise va insister sur la prohibition de l’endogamie parentale (l’interdit de mariage entre consanguins) qui sera réellement respectée à la fin du XIIème ou au début du XIIIèmesiècle. Elle prône un mariage exogame et monogame, librement décidé par les époux. Le taux de mariage endogame en Europe est inférieur à 1%. A titre de comparaison, en Chine, même si le système est à prédominance exogame (famille communautaire exogame), il y a une certaine tolérance à l'endogamie, le taux de mariage endogame pouvant atteindre 8 %. Au Japon, ce taux est de 7 %. L'endogamie est présente en Inde, en Asie du Sud Est. En Turquie, il est de 22 % et 50 % au Pakistan ou au Soudan.
Ce processus
exogamique révèle l’Europe comme une
«Europe culturelle polycentrique »
(E. Morin). Ces différentes familles peuvent être
classées en fonction des
notions de liberté (si l'individu quitte sa famille pour fonder
un foyer
autonome, une famille nucléaire) ou d'autorité (famille
communautaire), et
d'égalité ou d'inégalité selon le mode de
partage des biens parentaux lors de
l'héritage :
Nucléaire égalitaire
Souche
Les facteurs
démographiques ont joué un rôle important dans la
stabilisation de la
répartition de ces types familiaux. Au cours du XIVème et jusqu’au milieu du XVème siècle, du fait de la peste
noire et des guerres, l’Europe perd plus du quart de sa
population (dans la
période 1000-1300, à l’abri des invasions, elle
avait connu au contraire une
croissance démographique importante qui avait permis la
maîtrise de
l’occupation du sol). Un facteur sociologique consolide cette
répartition :
même si au XIIIème siècle,
l’amour courtois a permis une certaine émancipation de la
femme, et malgré l’apparition du mariage amoureux dans la
littérature au milieu
du XVIIIème
siècle, le mariage arrangé reste longtemps
prédominant pour ne s’effacer
progressivement qu’à partir de la moitié du XXème siècle. Les conditions modernes de
vie au XXème siècle
ont partiellement
défait ces bases anthropologiques qui restent cependant
inscrites génétiquement
dans l’histoire de l’Europe et en font sa
spécificité. Les fonctions de solidarité
assurées par les liens communautaires et familiaux sont
transférées au niveau
de l’Etat (avec par exemple la naissance de la
Sécurité Sociale). L’émergence
de l’individualisme après la seconde guerre mondiale
accompagne la réalité
sociale du mariage amoureux et l’évolution vers
l’égalité entre les sexes, mais
provoque aussi l’éclatement de la famille avec les
cellules monoparentales et
les nouvelles familles recomposées. Si la famille
nucléaire est prédominante,
la famille communautaire exogame persiste dans certaines
régions, comme dans
l’Italie centrale. Quant à la famille souche, en
Allemagne, elle a tendance à
disparaître au profit d’une
« société sans pères ».
Ailleurs, en
Catalogne particulièrement, elle reste un modèle.
Comme nous le
constatons en regardant la carte,
les pays européens
présentent diverses combinaisons de types familiaux. La France
apparaît comme
le seul pays au monde à réunir les quatre types familiaux
exogames avec deux
types dominants, la famille nucléaire égalitaire (dans
l’ensemble hostile au
traité de Maastricht) et la famille souche (qui dans
l’ensemble lui est au
contraire favorable). On remarque de plus, en Corse, la présence
de formes
patrilinéaires à résidu endogamique. La France
établit ainsi un lien entre
l’Europe réformée du nord et l’Europe
catholique du sud, entre le monde
atlantique et le monde continental, entre le monde anglo-saxon et le
monde
slave, entre les deux rives de la Méditerranée. Ces
quatre types familiaux sont structurés en deux couples
d'opposés : famille nucléaire égalitaire / famille
souche d'une part, famille nucléaire absolue / famille
communautaire égalitaire. Le destin de l'Europe est de restaurer
un ordre psycho-socio-politique en analogie avec le Soi
: principe de régulation / création (puissance
étatique / développement de la créativité
et de l'innovation), et régulation entre le travail et le
capital (voir fondements de l'Europe).
Cette
mosaïque
de systèmes familiaux distingue l’Europe des Etats-Unis
(structurés sur la
famille nucléaire absolue) et de la Russie (structurée
sur la famille
communautaire exogame) où seul un des termes,
l’individualisme ou le système
communautaire, est privilégié. Du fait de son
identité bien particulière, l'Europe devrait avoir des
relations équilibrées et pacifiées, tant avec les
Etats-Unis que la Russie et le monde arabo-musulman.
L'hyperlibéralisme n'est pas en accord avec l'identité
européenne, pas plus que la participation de l'Europe à
l'encerclement de la Russie par l'OTAN depuis la chute de l'URSS.
Avec son livre « L'origine des systèmes familiaux » (tome 1), Emmanuel Todd complète cette description avec la famille nucléaire à corésidence temporaire, la famille nucléaire intégrée, la famille souche à corésidence temporaire additionnelle.
La famille nucléaire à corésidence temporaire : les jeunes mariés passent une ou plusieurs années avec la famille d'origine de l'époux ou de l'épouse puis vont fonder leur propre ménage nucléaire. Cette famille est de type indifférent, ni libérale, ni autoritaire, avec une même incertitude concernant l'égalité ou l'inégalité.
La famille nucléaire intégrée : les familles sont nucléaires mais elles peuvent coopérer et s'intégrer au sein d'un ensemble plus vaste englobant les familles nucléaires.
La famille souche à corésidence temporaire additionnelle : la famille souche est capable d'agréger en plus, de façon temporaire, un frère ou une soeur et leur conjoint.
Emmanuel Todd décrit une séquence dans la différenciation des systèmes familiaux en Europe : famille
nucléaire à corésidence temporaire avec
son indifférenciation puis famille souche et famille
communautaire, puis émergence des systèmes
nucléaires purs. Cette répartition s'élabore entre
le XIème et XVème siècle. Et pour revenir aux
racines grecques, dans la Grèce antique, on trouve une endogamie
importante. Ce qui donne donc le schéma évolutif :
endogamie puis processus
d'exogamie d'où découle la répartition finale des
quatre systèmes
familiaux exogames purs. En parlant de la spécificité de
l'Europe avec sa constance à sortir de sa clôture
ethnocentrique, Kolakowski définit en ces termes ce processus
d'exogamie.
Les quatre types
familiaux exogames représentent quatre facettes, quatre
façons différentes
d’aborder la réalité. Le communisme
s’implantera sélectivement là où la famille
communautaire exogame est largement dominante, celle-ci étant
réfractaire au
libéralisme économique de type anglo-saxon. Ce dernier se
développera sur une
structure familiale de type nucléaire absolue qui, de son
côté, sera
réfractaire au communisme. Ainsi l’identité
européenne est-elle reliée, non pas
aux valeurs de tel ou tel type familial, mais à cette
imbrication des
différentes structures familiales, avec en filigrane la
quête de l’élément
coordinateur qui intègre dans une structure unitaire quatre
représentations du
monde.
Du fait des différences dans leurs structures familiales, les
États-Unis
et l’Europe ne peuvent pas avoir le même projet de
société.
Structurés sur la famille nucléaire absolue, les
États-Unis expriment une
dérive du fondamentalisme protestant avec cette vision
messianique et
civilisatrice pour diriger le monde selon leurs propres
intérêts. Du fait de sa
mosaïque de structures familiales, l’Europe devrait
favoriser l’émergence d’un
monde polycentrique. Cependant, depuis l'Acte Unique, tout se passe
comme si l'identité européenne était
réduite aux seules valeurs véhiculées par la
famille
nucléaire absolue, à savoir la pensée unique du
néo-libéralisme. D'où l'échec de cette
conception de l'Europe. Une Europe par ailleurs infiltrée dans
sa partie centro orientale (dans rien de moins que 17 pays
européens !) par la Chine, un territoire
européen où la famille
communautaire exogame est largement représentée. Sans
parler de la Turquie qui cherche à élargir son influence
dans les Balkans. On peut
également noter que, dans sa volonté de puissance contre
la Russie, les Etats-Unis ont infiltré l'Ukraine depuis 2008
avec un partenariat stratégique.
Etre européen
signifie donc avoir conscience de la complexité de cette Europe
structurée sur des couples d'opposés, qui donne alors
à l'Europe la possibilité d'entrer en dialogue
avec les cultures voisines (Etats-Unis, Russie, Turquie,
monde arabo-musulman). En excluant cette
donnée fondamentale, en faisant la promotion du
néo-libéralisme et de la concurrence (avec, en
conséquence, une idéologie de la dimension
inégalitaire), l'Europe de Maastricht est profondément anti
européenne. La crise de la Covid 19
a accéléré encore un peu plus cette destruction de
l'identité européenne avec l'évolution vers une
société de contrôle (idéologie de la
dimension autoritaire). L'idéologie autoritaire n'est plus
tempérée par son opposée du fait des atteintes
à la dimension de liberté (confinements sans
justification
scientifique) et aux capacités réflexives individuelles
avec la sidération de la pensée par
l'instrumentalisation de la peur (crise de la Covid 19, mais aussi
crise climatique, écologique, financière, migratoire,
géopolitique...). L'idéologie inégalitaire
n'est plus tempérée par son opposée du fait de la
destruction des liens sociaux avec la création artificielle et sans fondement scientifique d'un
clivage entre vaccinés et non vaccinés.
La pensée complexe
est remplacée par la pensée unique, tant sur le plan
économique que sur
le plan médical. La disparition des symboliques liées aux
quatre types familiaux signe un retour à
l'indifférenciation : l'identité européenne est
ainsi totalement détruite (avec des répercussions
dramatiques, tant sur le plan économique que
géopolitique) et entre même en opposition et
en conflit avec d'autres ensembles géo-politiques. C'est ainsi
que la vision ultralibérale
occidentale suscite l'opposition des BRICS
(Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), de l'Organisation
de coopération de Shanghai et de l'Union économique eurasienne, dans le but de construire un monde multipolaire et une dédollarisation du
monde. De nombreux pays, tels
l'Iran, l'Arabie Saoudite, l'Argentine, l'Algérie... pourraient
renforcer les rangs des BRICS. Une nouvelle guerre froide économique s'installe entre l'Eurasie et l'Occident.
Au lieu de participer à l'élaboration d'un nouveau monde
en entrant dans la troisième mutation, l'Europe court à
sa désintégration.
A l'inverse, pour respecter l'identité européenne, et dans la lignée de la pensée de Kolakowski, le défi est de combiner un Etat protecteur, le besoin d'entreprendre, l'esprit de créativité, le contrôle démocratique de la bureaucratie étatique, des freins au développement illimité de la recherche de profits et de désirs superflus au profit d'une écologie intérieure (respect des besoins spirituels) et extérieure (justice sociale, respect des éco-systèmes). Le défi est aussi de renoncer à la volonté de puissance et de participer à l'émergence d'un monde multipolaire.