Article du Nouvel Observateur du jeudi 30 octobre 2008

 


L'économiste Jean-Luc Gréau est l'auteur du «Capitalisme malade de sa finance» et de «l'Avenir du capitalisme» chez Gallimard. Il a publié, chez le même éditeur, «la Trahison des économistes». Il était interrogé par  François Armanet pour Le Nouvel Observateur.


Le Nouvel Observateur . - Les gouvernements européens viennent d'engager 1700 milliards d'euros pour sauver les banques qui nous ont conduits au bord du précipice. Quelles leçons en tirez-vous ?

Jean-Luc Gréau.- La première leçon a déjà été tirée par tout un chacun. Les gouvernements et leurs conseillers économiques sont restés aveugles à la montée d'une double crise immobilière et financière, principalement centrée, mais pas exclusivement, sur les Etats-Unis. Une deuxième leçon, moins évidente, nous est dispensée par le phénomène économique qui en est la source : le rôle déterminant de l'endettement des ménages, ou plutôt celui de leur surendettement dans la prospérité occidentale, dont nous voyons l'effet collatéral dévastateur dans la faillite du système financier. La troisième leçon, de nature apparemment technique, mais qui renvoie en fait à la responsabilité de ces acteurs centraux que sont les banquiers, vient d'être énoncée en ces termes par le président de la Réserve fédérale de Dallas : «La crise financière est une crise de la titrisation.»Cette personnalité incrimine, comme moi-même, la faculté qui a été donnée aux banquiers, il y a presque trente ans, de revendre les prêts qu'ils accordent aux ménages et aux entreprises. C'est sur la base de cette faculté que se sont multipliés les mauvais prêts et les produits toxiques qui en ont dérivé. Tandis qu'une entreprise industrielle ou de services est responsable commercialement et juridiquement de la qualité de ce qu'elle produit, le prêteur de la finance contemporaine ne l'est pas.

Enfin, il convient de tirer une quatrième leçon, d'une cruelle ironie pour le contribuable de nos Etats démocratiques : la tentative de sauvegarde des banques nous impose un lourd fardeau supplémentaire. Nous devrons assumer une obligation financière inopinée pour sauver la face et la mise de ces mêmes personnages qui faisaient le procès de gouvernements laxistes et de populations paresseuses. N'oublions pas le rapport officiel, rédigé en 2006 sous l'autorité du président de BNP Paribas, intitulé «Rompre avec la facilité de la dépense publique». La crise financière, qui a pris son élan à partir de la dette des ménages américains, rend ce texte dérisoire et ses auteurs grotesques, tandis qu'elle frappe au gousset les Etats et les contribuables européens et américains.

N. O. - La crise est-elle terminée ? Quelle sera l'ampleur réelle de la récession ? Quelles seront ses retombées sur l'économie réelle ?

J.-L. Gréau.- La crise a connu plusieurs accélérations et plusieurs paliers depuis qu'elle a commencé dans les faits par le premier repli de la construction américaine, à la fin de l'été 2005. Nous sommes parvenus au stade de ce qu'on appelle le risque systémique, avec un blocage des marchés du crédit indispensables à la poursuite de l'activité économique. Cela explique la situation inouïe d'aujourd'hui : injections quotidiennes de liquidités par les banques centrales, organismes publics obligés de se substituer aux banques commerciales qui se dérobent devant leur mission de prêteurs. Autant dire que la crise se prolonge. Mais va- t-elle se résorber, se stabiliser ou s'amplifier ? Plaçons-nous dans l'hypothèse favorable qui verrait les marchés du crédit se réanimer peu à peu pour se rapprocher d'une situation normale. Même dans ce cas, nous devons prendre en compte différents facteurs négatifs qui impliquent une extension mondiale de la récession : recul du pouvoir d'achat des ménages occidentaux, frappés par un chômage croissant; repli de l'investissement des entreprises sur tous les continents, du fait qu'elles donneront désormais la priorité à l'amortissement de leurs équipements au détriment de l'achat d'équipements nouveaux; impossibilité pour les Etats, contraints de sauvegarder le système bancaire, d'engager des dépenses de relance pour soutenir la conjoncture. Deux autres périls pointent simultanément à l'horizon : la multiplication des pertes sur d'autres marchés du crédit que ceux des ménages, du fait de la récession en cours; la chute des matières premières, qui risque de déstabiliser de nombreux pays pauvres ou émergents.

N. O. - Depuis dix ans, dans vos livres, vous analysez avec justesse le capitalisme malade de sa finance et l'irresponsabilité des marchés. Quelles solutions préconisez-vous aujourd'hui pour reconstruire un nouvel ordre mondial éthique et équitable ? S'agit-il de «refonder» le capitalisme ?

J.-L. Gréau.- Irresponsabilité, vous avez prononcé le terme crucial. Si nos dirigeants l'ont enfin compris, ils devront s'atteler à mettre les grands acteurs économiques et financiers en face de leurs responsabilités : responsabilité des prêteurs, en limitant et en encadrant la titrisation; responsabilité des actionnaires, en réservant le droit de vote aux détenteurs du capital qui s'engagent dans la durée avec les entreprises pour leur permettre de conduire une véritable stratégie; responsabilité des Etats, qui devront s'entendre sur un nouveau système de parités stables, empêchant ainsi les oscillations violentes des devises, déconcertantes pour les agents économiques; responsabilité des producteurs et consommateurs de matières premières, qui devront s'engager contractuellement à moyen et long terme sur des quantités et des prix définis, éventuellement révisables à échéances déterminées; responsabilité, enfin, des banques centrales, qui devront accepter de soumettre leur gestion à l'approbation des Etats démocratiques, avec le souci de prendre en compte tous les grands paramètres décisifs de la marche des économies : production, emploi, prix, niveau des dettes de différentes sortes, solde budgétaire et solde extérieur.
Il faut par ailleurs agir pour un monde multipolaire, où les grands Etats et les grandes régions du monde donneront la priorité à leur demande intérieure plutôt qu'aux échanges tous azimuts impliqués par la mondialisation : compartimentons le monde pour le stabiliser. A ce prix, le capitalisme sera reconfiguré, et non pas refondé. Le terme de refondation, de nature idéologique, s'avère incongru s'agissant d'un système, l'économie concurrentielle, qui résulte d'une transformation de la société et non d'une fondation volontaire.

N. O. - Va-t-on adorer à nouveau ce qu'on avait brûlé pendant trente ans de libéralisme, à savoir l'intervention économique de l'Etat ? Assiste-t-on au retour de l'Etat-providence ?

J.-L. Gréau.- Il convient d'insister sur ce qui se joue en ce moment : les naufrageurs naufragés de la sphère financière font pression sur les gouvernements, non seulement pour être sauvegardés, mais pour protéger un monde multilatéral de libre-échange encore accru des marchandises et des capitaux, dans le cadre d'une fuite en avant qui désarmera encore plus les Etats démocratiques. Quand on parle, comme le fait Gordon Brown, avocat déclaré de la City, de nommer des superviseurs internationaux des plus grandes banques du monde, que fait-on d'autre que prôner un élargissement des pouvoirs qui échappent au contrôle des Etats ? Le resurgissement de l'Etat, dans un rôle de secouriste, n'implique en rien son retour en gloire dans le rôle de producteur de la norme juridique, de gardien de l'éthique des affaires, ou de protecteur des populations au travail.

N. O. - Que peut-on attendre d'un nouveau Bretton Woods ? Quels rôles peuvent jouer les pays émergents ?

J.-L. Gréau.- De deux choses l'une. Ou bien le nouveau Bretton Woods s'inscrit dans la lignée du précédent, qui tendait à stabiliser le monde du point de vue économique, monétaire et financier pour favoriser la prospérité, l'emploi et le progrès matériel, intellectuel et moral des populations. Ou bien il procède d'une tentative de soumettre, plus encore que ce n'était le cas au moment où la crise a surgi, les entreprises et les populations aux exigences maintenues des opérateurs financiers préalablement sauvés par les Etats. Les pays émergents ont un rôle à jouer dans la mesure où ils favoriseront la naissance de ce monde multipolaire, plus équilibré et plus stable, dont nous avons besoin.

N. O. - Y a-t-il une reconstruction possible du système financier international sans s'attaquer au problème des paradis fiscaux ?

J.-L. Gréau.- Probablement pas. La mise hors la loi des paradis fiscaux est justement l'une des pierres de touche qui permettra de juger le «nouveau Bretton Woods».

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