LA MONDIALISATION, LE CHÔMAGE ET LES IMPÉRATIFS DE L'HUMANISME (2000)
Durant
ces cinquante dernières années, toutes les recherches que j'ai pu
faire, toutes les réflexions que m'ont suggérées les événements, toute
l'expérience que j'ai pu acquérir ont renforcé sans cesse en moi cette
conviction qu'une société fondée sur la décentralisation des décisions,
sur l'économie de marchés et sur la propriété privée est non pas la
forme de société la meilleure dont on pourrait rêver sur le plan
purement abstrait dans un monde idéal, mais celle qui, sur le plan
concret des réalités, se révèle, aussi bien du point de vue de
l'analyse économique que de l'expérience historique, comme la seule
forme de société susceptible de répondre au mieux aux questions
fondamentales de notre temps.
Mais si la conviction de l'immense
supériorité d'une société économiquement libérale et humaniste n'a
cessé de se renforcer en moi au cours des années, une autre conviction,
tout aussi forte, n'a cessé également de se renforcer, c'est
qu'aujourd'hui notre société est menacée, tout particulièrement en
raison de la méconnaissance des principes fondamentaux qu'implique la
réalisation d'une société libérale et humaniste. En fait, vivre
ensemble implique pour toute société un consensus profond sur ce qui
est essentiel. Si ce consensus n'existe pas, la réalisation d'une
société humaniste s'en trouve par là même compromise.
En dernière analyse, l'organisation
économique de la vie en société soulève cinq questions fondamentales.
Comment assurer tout à la fois l'efficacité de l'économie et une
répartition des revenus communément acceptable ? Comment assurer à
chacun des conditions favorables à un libre épanouissement de sa
personnalité et comment permettre à tous les échelons une promotion
efficace des plus capables, quel que soit leur milieu d'origine ?
Comment rendre socialement et humainement supportables les changements
impliqués par le fonctionnement de l'économie ? Comment mettre
l'économie à l'abri de toutes les perturbations extérieures quelles
qu'elles soient ? Comment définir un cadre institutionnel réellement
approprié sur le plan national et sur le plan international pour
réaliser ces objectifs ?
L'instauration d'une société humaniste
est gravement compromise si le fonctionnement de l'économie génère trop
de revenus indus et engendre du chômage, si la promotion sociale est
insuffisante et si des conditions défavorables s'opposent à
l'épanouissement des individualités, si l'environnement économique est
par trop instable, et enfin si le cadre institutionnel de l'économie
est inapproprié.
La question majeure d'aujourd'hui,
c'est de toute évidence le sous-emploi massif qui se constate (de
l'ordre de six millions en France, compte tenu du traitement social de
plus en plus étendu du chômage). Ce sous-emploi massif fausse
complètement la répartition des revenus et il aggrave considérablement
la mobilité sociale et la promotion sociale. Il crée une insécurité
insupportable, non seulement pour ceux qui sont privés d'un emploi
régulier, mais également contre des millions d'autres dont l'emploi est
dangereusement menacé. Il désagrège peu à peu le tissus social. Cette
situation est économiquement, socialement et éthiquement inadmissible à
tous égards. Ce chômage s'accompagne partout du développement d'une
criminalité agressive, violente et sauvage et l'Etat n'apparaît plus
capable d'assurer la sécurité, non seulement des biens mais également
celle des personnes, une de ses obligations majeures.
De plus une immigration extra
communautaire excessive sape les fondements mêmes de la cohésion du
corps social, condition majeure d'un fonctionnement efficace et
équitable de l'économie des marchés. Dans son ensemble, cette situation
suscite partout de profonds mécontentements et elle génère toutes les
conditions pour qu'un jour ou l'autre, l'ordre public soit gravement
compromis, et que soit mise en cause la survie même de notre société.
La situation d'aujourd'hui est certainement potentiellement bien plus
grave que celle qui se constatait en 1968 en France alors que le
chômage, inférieur à 600.000, était pratiquement inexistant et que
cependant l'ordre public a failli s'effondrer.
Le chômage est un phénomène très
complexe qui trouve son origine dans différentes causes et dont
l'analyse peut se ramener, pour l'essentiel, à celle de cinq facteurs
fondamentaux : 1) le chômage chronique induit dans le cadre national,
indépendamment du commerce extérieur, par des modalités de protection
sociale; 2) le chômage induit par le libre-échange mondialiste et un
système monétaire international générateur de déséquilibres; 3) le
chômage induit par l'immigration extra communautaire; 4) le chômage
technologique; 5) le chômage conjoncturel.
En fait, la cause majeure du chômage
que l'on constate aujourd'hui est la libéralisation mondiale des
échanges dans un monde caractérisé par de considérables disparités de
salaires réels. Ces effets pervers en sont aggravés par le système des
taux de change flottants, la déréglementation totale des mouvements de
capitaux, et le "dumping monétaire" d'un grand nombre de pays par suite
de la sous-évaluation de leurs monnaies. Ce chômage n'a pu
naturellement prendre place qu'en raison de l'existence de minima de
salaires et d'une insuffisante flexibilité du marché du travail. Mais
pour neutraliser les effets sur le chômage du libre-échange mondialiste
et des facteurs qui lui sont associés, c'est à une diminution
considérable des rémunérations globales des salariés les moins
qualifiés qu'il faudrait consentir. Les effets du libre échange
mondialiste ne se sont pas bornés seulement à un développement massif
du chômage. Ils se sont traduits également par un accroissement des
inégalités, par une destruction progressive du tissu industriel et par
un abaissement considérable de la progression des niveaux de vie.
Tous les facteurs économiques qui
compromettent aujourd'hui la survie de notre société ne résultent que
des politiques erronées poursuivies depuis vingt-cinq ans dans un cadre
communautaire institutionnel inapproprié par les gouvernements
successifs de toutes tendances qui se sont succédés. La politique
commerciale de l'Union Européenne a peu à peu dérivé vers une politique
mondialiste libre-échangiste, contradictoire avec l'idée même de la
constitution d'une véritable Communauté Européenne. Au regard des
disparités considérables des salaires réels des différents pays, cette
politique mondialiste, associée au système des taux de change flottants
et à la déréglementation totale des mouvements de capitaux, n'a fait
qu'engendrer partout instabilité et chômage.
La politique de plus en plus
mondialiste de l'Union Européenne a peut-être contribué momentanément
au développement de certains pays, mais elle a eu pour effet d'exporter
nos emplois et d'importer leur sous-emploi. Ce mouvement a été renforcé
par l'influence grandissante de tous ceux qu'enrichit la mondialisation
forcenée de l'économie, et des puissants moyens d'information qu'ils
contrôlent.
En fait, la libéralisation totale des
échanges et des mouvements de capitaux n'est possible et n'est
souhaitable que dans le cadre d'ensembles régionaux, groupant des pays
économiquement et politiquement associés, de développement économique
et social comparable, tout en assurant un marché suffisamment large
pour que la concurrence puisse s'y développer de façon efficace et
bénéfique. Chaque organisation régionale doit pouvoir mettre en place
dans un cadre institutionnel, politique et éthique approprié une
protection raisonnable vis-à-vis de l'extérieur. Cette protection doit
avoir un double objectif : 1) éviter les distorsions indues de
concurrence et les effets pervers des perturbations extérieures; 2)
rendre impossibles des spécialisations indésirables et inutilement
génératrices de déséquilibres et de chômage, tout à fait contraires à
la réalisation d'une situation d'efficacité maximale à l'échelle
mondiale associée à une répartition internationale des revenus
communément acceptable dans un cadre libéral et humaniste.
Dès que l'on transgresse ces principes,
une mondialisation forcenée et anarchique devient un fléau destructeur
partout où elle se propage. Correctement formulées, les théories de
l'efficacité maximale et des coût comparés constituent des instruments
irremplaçables pour l'action, mais, mal comprises et mal appliquées,
elles ne peuvent conduire qu'au désastre.
Suivant une opinion actuellement
dominante, le chômage dans les économies occidentales résulterait
essentiellement de salaires réels trop élevés et de leur insuffisante
flexibilité, du progrès technologique accéléré qui se constate dans les
secteurs de l'information et des transports, et d'une politique
monétaire jugée indûment restrictive. Pour toutes les grandes
organisations internationales, le chômage qui se constate dans les pays
développés serait dû essentiellement à leur incapacité de s'adapter aux
nouvelles conditions qui seraient inéluctablement imposées par la
mondialisation. Cette adaptation exigerait que les coûts salariaux y
soient abaissés, et tout particulièrement les rémunérations des
salariés les moins qualifiés. Pour toutes ces organisations, le
libre-échange ne peut être que créateur d'emplois et d'accroissement
des niveaux de vie, la concurrence des pays à bas salaires ne saurait
être retenue comme cause du développement du chômage et l'avenir de
tous les pays est conditionné par le développement mondialiste d'un
libre-échange généralisé. En fait, ces affirmations n'ont cessé d'être
infirmées aussi bien par l'analyse économique que par les données de
l'observation. La réalité, c'est que la mondialisation est la cause
majeure du chômage massif et des inégalités qui ne cessent de se
développer dans la plupart des pays.
Toute la construction européenne et
tous les traités relatifs à l'économie internationale, comme l'Accord
Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce de 1947 et comme la
Convention du 14 décembre 1960 relative à l'Organisation de Coopération
et de Développement Economique, ont été viciés à leur base par une
proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes les
universités américaines et à leur suite dans toutes les universités du
monde entier : "Le fonctionnement libre et spontané du marché conduit à
une allocation optimale des ressources". C'est là l'origine et le
fondement de toute la doctrine libre-échangiste dont l'application
aveugle et sans réserve à l'échelle mondiale n'a fait qu'engendrer
partout désordres et misères de toutes sortes.
Or, cette proposition, admise sans
discussion, est totalement erronée et elle ne fait que traduire une
totale ignorance de la théorie économique chez tous ceux qui l'ont
enseignée en la présentant comme une acquisition fondamentale et
définitivement établie de la science économique. Cette proposition
repose essentiellement sur la confusion de deux concepts entièrement
différents : le concept d'efficacité maximale de l'économie et le
concept d'une répartition optimale des revenus.
En fait, il n'y a pas une situation
d'efficacité maximale, mais une infinité de telles situations. La
théorie économique permet de définir sans ambiguïté les conditions
d'une efficacité maximale, c'est-à-dire d'une situation sur la
frontière entre les situations possibles et les situations impossibles.
Par contre et par elle-même, elle ne permet en aucune façon de définir
parmi toutes les situations d'efficacité maximale celle qui doit être
considérée comme préférable. Ce choix ne peut être effectué qu'en
fonction de considérations éthiques et politiques relatives à la
répartition des revenus et à l'organisation de la société. De plus, il
n'est même pas démontré qu'à partir d'une situation initiale donnée le
fonctionnement libre des marchés puisse mener le monde à une situation
d'efficacité maximale. Jamais des erreurs théoriques n'auront eu autant
de conséquences aussi perverses.
Devant le développement du chômage
massif que l'on constate aujourd'hui et en l'absence de tout diagnostic
réellement fondé, les pseudo remèdes ne cessent de proliférer :
On dit par exemple qu'il suffit de
réduire le temps de travail pour combattre le chômage, mais, outre que
les hommes ne sont pas parfaitement substituables les uns aux autres,
une telle solution néglige totalement le fait indiscutable que trop de
besoins, souvent très pressants, restent insatisfaits. Ce n'est pas en
travaillant moins qu'on pourra réellement y faire face. Réduire le
temps de travail impliquerait en tout cas pour les salariés des baisses
de revenus qu'il faudrait compenser par des ressources obtenues par des
impôts accrus.
On soutient encore que ce sont les taux
d'intérêts réels trop élevés qui expliquent la crise de l'économie et
le chômage massif que nous subissons, mais ce que l'on constate, c'est
que la baisse considérable observée ces dernières années des taux
d'intérêts réels n'a entraîné aucun redressement significatif. En fait,
qu'il s'agisse du chômage dû au libre-échange mondialiste ou du chômage
dû à l'immigration extra communautaire, on ne peut y remédier par
l'inflation. Lutter par exemple contre les effets du libre-échangisme
mondialiste par une expansion monétaire relève d'une pure illusion et
d'une méconnaissance profonde des causes réelles de la situation
actuelle.
On nous dit aussi que tout est très
simple. Si l'on veut supprimer le chômage, il suffit d'abaisser les
salaires, mais personne ne nous dit quelle devrait être l'ampleur de
cette baisse, ni si elle serait effectivement réalisable sans mettre en
cause la paix sociale, ni quelles seraient ses implications de toutes
sortes dans les processus de production.
On soutient encore que la Chine, pays à
bas salaires, va se spécialiser dans des activités à faible valeur
ajoutée, alors que les pays développés, comme la France, vont se
spécialiser de plus en plus dans les hautes technologies. Mais, c'est
là méconnaître totalement les capacités de travail et d'intelligence du
peuple chinois. A continuer ainsi à soutenir des absurdités, nous
allons au désastre.
Comment expliquer de telles positions ?
En fait, et pour l'essentiel, elles s'expliquent par la domination et
la répétition incessante de "vérités établies", de tabous indiscutés,
de préjugés erronés, admis sans discussion, dont les effets pervers se
sont multipliés et renforcés au cours des années. Personne ne veut
reconnaître cette évidence : si toutes les politiques mises en œuvre
depuis vingt-cinq ans ont échoué, c'est que l'on a constamment refusé
de s'attaquer à la racine du mal, la libéralisation mondiale excessive
des échanges et la déréglementation totale des mouvements de capitaux.
Certains soutiennent qu'on peut fonder un nouvel ordre mondial sur une
totale libération des mouvements de marchandises, des capitaux et, à la
limite, des personnes. On soutient qu'un fonctionnement libre de tous
les marchés entraînerait nécessairement la prospérité pour chaque pays
dans un monde libéré de ses frontières économiques. A vrai dire,
l'ordre nouveau qui nous est ainsi proposé est dépourvu de toute
régulation réelle; en substance, il n'est que laissez-fairisme.
Cette évolution s'est accompagnée d'une
multiplication de sociétés multinationales ayant chacune des centaines
de filiales, échappant à tout contrôle, et elle ne dégénère que trop
souvent dans le développement d'un capitalisme sauvage et malsain. Au
nom d'un pseudo libéralisme et par la multiplication des
déréglementations, s'est installée peu à peu une espèce de chienlit
mondialiste laissez-fairiste. Mais c'est là oublier que l'économie de
marchés n'est pas qu'un instrument et qu'elle ne saurait être dissociée
de son contexte institutionnel, politique et éthique. Il ne saurait
être d'économie de marchés efficace si elle ne prend pas place dans un
cadre institutionnel, politique et éthique approprié, et une société
libérale n'est pas et ne saurait être une société anarchique.
On ne nous présente que trop souvent
les conditions éthiques comme incompatible avec la recherche économique
d'une efficacité maximale. Mais en réalité il n'en est rien. En fait,
l'objectif fondamental de toute société libérale et humaniste est de
faire vivre ensemble des hommes dans des conditions assurant leur
respect mutuel et des conditions de vie aussi bonnes que possible. Il
n'y a rien qui soit là incompatible avec la recherche d'une efficacité
maximale de l'économie. Le libéralisme ne saurait se réduire au
laissez-faire économique : c'est avant tout une doctrine politique et
l'économie n'est qu'un moyen permettant à cette doctrine politique de
s'appliquer efficacement. Originellement, d'ailleurs, il n'y avait
aucune contradiction entre les aspirations du socialisme et celles du
libéralisme. La confusion actuelle du libéralisme et du
laissez-fairisme constitue un des plus grands dangers de notre temps.
La mondialisation de l'économie est
certainement très profitable pour quelques groupes de privilégiés. Mais
les intérêts de ces groupes ne sauraient s'identifier avec ceux de
l'humanité tout entière. Une mondialisation précipitée et anarchique ne
peut qu'entraîner partout chômage, injustices, désordres et
instabilité, et elle ne peut que se révéler finalement désavantageuse
pour tous les peuples dans leur ensemble. Elle n'est ni inévitable, ni
nécessaire, ni souhaitable. Elle ne serait concevable que si elle était
précédée par une union politique mondiale, un développement comparable
des différentes économies et l'instauration d'un cadre institutionnel
et éthique mondial approprié, conditions qui, de toute évidence, ne
sont pas et ne peuvent être actuellement satisfaites.
Depuis deux décennies, une nouvelle
doctrine s'était peu à peu imposée, la doctrine du libre-échangisme
mondialiste impliquant la disparition de tout obstacle aux libres
mouvements des marchandises, des services et des capitaux. Suivant
cette doctrine, la disparition de tous les obstacles à ces mouvements
était une condition à la fois nécessaire et suffisante d'une allocation
optimale des ressources à l'échelle mondiale. Tous les pays et dans
chaque pays tous les groupes sociaux devaient voir leur situation
améliorée. Pour tous les pays en voie de développement, leur ouverture
totale vis-à-vis de l'extérieur était une condition nécessaire de leur
progrès et la preuve en était donnée, disait-on, par les progrès
extrêmement rapides des pays émergents du Sud-Est asiatique. Pour les
pays développés, la suppression de toutes les barrière tarifaires ou
autres était considérée comme une condition de leur croissance, comme
le montraient décisivement les succès incontestables des tigres
asiatiques, et, répétait-on encore, l'Occident n'avait qu'à suivre leur
exemple pour connaître une croissance sans précédent et un plein
emploi. Tout particulièrement la Russie et les pays ex-communistes de
l'Est, les pays asiatiques, la Chine en premier lieu, constituaient des
pôles de croissance majeurs qui offraient à l'Occident des possibilités
sans précédent de développement et de richesse.
Telle était fondamentalement la
doctrine de portée universelle qui s'était peu à peu imposée au monde
et qui était considérée comme ouvrant un nouvel âge d'or à l'aube du
XXIème siècle. Cette doctrine a constitué le credo indiscuté de toutes
les grandes organisations internationales ces deux dernières décennies.
Toutes ces certitudes ont fini par être balayées par la crise profonde
qui s'est développée à partir de 1997 dans l'Asie du Sud-Est, puis dans
l'Amérique latine, pour culminer en Russie en août 1998, et mettre en
cause les établissements bancaires et les bourses américaines et
européennes en septembre 1998.
Deux facteurs majeurs ont joué un rôle
décisif dans cette crise mondiale d'une ampleur sans précédent après la
crise de 1929 : l'instabilité potentielle du système financier et
monétaire mondial et la mondialisation de l'économie à la fois sur le
plan monétaire et sur le plan réel. Ce qui doit arriver arrive :
l'économie mondiale, qui était dépourvue de tout système réel de
régulation et qui s'était développée dans un cadre anarchique, ne
pouvait qu'aboutir tôt ou tard à des difficultés majeures. La nouvelle
doctrine s'est effondrée, et elle ne pouvait que s'effondrer.
L'évidence des faits l'a emporté finalement sur les incantations
doctrinales.
L'hostilité dominante aujourd'hui
contre toute forme de protectionnisme se fonde sur une interprétation
erronée des causes fondamentales de la Grande Dépression. En fait, la
Grande Dépression de 1929-1934, qui à partir des Etats-Unis s'est
étendue au monde entier, a eu une origine purement monétaire et elle a
résulté de la structure et des excès du mécanisme du crédit. Le
protectionnisme en chaîne des années trente n'a été qu'une conséquence
et non une cause de la Grande Dépression. Il n'a constitué partout que
des tentatives des économies nationales pour se protéger des
conséquences déstabilisatrices de la Grande Dépression.
Les adversaires obstinés de tout
protectionnisme, quel qu'il soit, commettent une seconde erreur : ne
pas voir qu'une économie de marchés ne peut fonctionner correctement
que dans un cadre institutionnel, politique et éthique qui en assure la
stabilité et la régulation. Comme l'économie mondiale est actuellement
dépourvue de tout système réel de régulation, qu'elle se développe dans
un cadre anarchique, qu'elle ne tient aucun compte des coûts externes
de toutes sortes qu'elle génère, l'ouverture mondialiste à tous vents
des économies nationales ou des associations régionales est non
seulement dépourvue de toute justification réelle, mais elle ne peut
que les conduire à des difficultés majeures, sinon insurmontables.
Le véritable fondement du
protectionnisme, sa justification majeure et sa nécessité, c'est la
protection indispensable contre les désordres et les difficultés de
toutes sortes engendrées par l'absence de toute véritable régulation à
l'échelle mondiale. En réalité, le choix réel n'est pas entre l'absence
de toute protection et un protectionnisme isolant totalement chaque
économie nationale de l'extérieur. Il est dans la recherche d'un
système qui puisse permettre à chaque économie régionale de bénéficier
d'une concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec
l'extérieur, mais qui puisse également la protéger contre tous les
désordres et les dysfonctionnements qui caractérisent chaque jour
l'économie mondiale.
Incontestablement, la politique de
libre-échange mondialiste que met en œuvre l'Union Européenne est la
cause majeure, de loin la plus importante, du sous-emploi massif
d'aujourd'hui qui s'y constate. Pour y remédier, la construction
européenne doit se fonder sur une préférence communautaire, condition
véritable de l'expansion, de l'emploi et de la prospérité. Ce principe
a d'ailleurs une validité universelle pour tous les pays ou groupes de
pays. Pour toute économie régionale, un objectif raisonnable serait
que, par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe de
produits, un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit
assuré par la production communautaire, à l'exclusion de toute
délocalisation. La valeur moyenne de ce pourcentage pourrait être de
l'ordre de 80 %. C'est là, au regard de la situation actuelle, une
disposition fondamentalement libérale qui permettrait un fonctionnement
efficace de toute économie communautaire à l'abri de tous les désordres
extérieurs tout en assurant des liens étendus et avantageux avec tous
les pays tiers. C'est là une condition majeure du développement des
pays développés, mais c'est là surtout une condition majeure du
développement des pays sous-développés.
L'ouverture à tous vents de l'économie
européenne dans un cadre mondial fondamentalement instable, perverti
par des disparités considérables de salaires aux cours des changes, par
le système des taux de change flottants et par l'absence de toute
préoccupation sociale et éthique, est la cause essentielle de la crise
profonde qui ne cesse de s'aggraver. Les faits, tout comme la théorie,
permettent d'affirmer que si la présente politique mondialiste de
l'Union Européenne est poursuivie, elle ne pourra qu'échouer. La crise
d'aujourd'hui, c'est avant tout une crise de l'intelligence. La
situation présente ne peut durer. Il est dérisoire de ne remédier
qu'aux effets : c'est aux causes qu'il faut s'attaquer.
Sans aucune contestation possible, la
question majeure d'aujourd'hui est celle du sous-emploi qui, depuis des
années, a dépassé un seuil insupportable et intolérable, dont les
causes fondamentales restent plus ou moins volontairement occultées,
sinon méconnues, et qui mène inéluctablement à une explosion sociale
mettant en cause la survie même de notre société. En dernière analyse,
dans le cadre d'une société libérale et humaniste, c'est l'homme et non
l'Etat qui constitue l'objectif final et la préoccupation essentielle.
C'est à cet objectif que tout doit être subordonné. Une société
libérale et humaniste ne saurait s'identifier à une société laxiste,
laissez-fairiste, pervertie, manipulée, ou aveugle.
Quant à la construction de l'Europe, il
n'est pas conforme aux idéaux du libéralisme et de l'humanisme de
substituer aux besoins des citoyens tels qu'ils les ressentent
eux-mêmes, suivant leur propre échelle de valeur, "leurs prétendus
besoins" appréciés par d'autres, hommes politiques, technocrates ou
dirigeants économiques, quels qu'ils puissent être. En réalité,
l'économie mondialiste, qu'on nous présente comme une panacée, ne
connaît qu'un seul critère : "l'argent". Elle n'a qu'un seul culte :
"l'argent". Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que
se détruire par elle-même. Le passé ne nous offre que trop d'exemples
de sociétés qui se sont effondrées pour n'avoir su ni concevoir, ni
réaliser les conditions de leur survie. Les perversions du socialisme
ont entraîné l'effondrement des sociétés de l'Est. Mais les perversions
laissez-fairistes d'un prétendu libéralisme nous mènent à
l'effondrement de notre société.